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Il y a de ces sujets sensibles, souvent tabous, qui font rapidement monter la température dans un souper de famille ou qui créent un malaise lors d’une discussion entre ami(e)s… surtout lorsqu’on a des valeurs écologiques.
Le voyage est probablement de ces sujets qui causent le plus de tensions, pas mal ex-aequo avec le fait d’avoir des enfants et manger de la viande. Avec les autres, mais aussi en nous-mêmes.
Et avec la saison estivale qui approche, ces tensions montent invariablement : nous sommes plusieurs à l'étape de faire des choix pour les vacances qui approchent.
Ce déchirement entre nos envies et nos valeurs vient du fait que personne n'a réellement envie de remettre en question ce qui nous fait du bien. Se reposer, découvrir, respirer, décrocher, c’est précieux. Mais peut-on encore le faire en toute légèreté dans un monde en pleine crise climatique?
Pour certain(e)s, la réponse est simple et sans appel. Pour d’autres, la dissonance entre les valeurs écologiques et l’appel du large est encore très douloureuse. Et ça vaut la peine d’explorer ce malaise.
Une anomalie historique
Le cœur de l’enjeu, c’est que depuis quelques décennies, voyager est devenu une norme sociale. Il est perçu comme un droit, presque une nécessité pour « vivre pleinement ».
Sauf que voyager souvent, rapidement et à bas prix est en fait une anomalie historique et un immense privilège qu'on prend pour acquis.
Avant les années 1960, très peu de gens ont eu accès au voyage pour le plaisir. L’explosion du tourisme de masse est un phénomène récent, rendu possible par des billets d’avion à prix ridiculement bas, une économie mondialisée et une culture de la performance où les voyages sont devenus des trophées sociaux. Mais derrière cette démocratisation du voyage se cache une facture salée.
Ce sont 8,8 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales qui sont produites par le tourisme. En plus de l’empreinte carbone, il faut considérer la pression sur les ressources locales, la pollution générée par l’hébergement touristique, la destruction des milieux naturels, sans oublier les effets bien réels sur les gens : gentrification, altération des modes de vie ou dépendance économique au tourisme.
Malgré ce constat sans appel, remettre le voyage en question demeure encore délicat. Pourquoi? Parce que ça vient nous chercher personnellement.
Redonner du sens au départ
Voyager n’est pas seulement un acte physique : c’est un geste symbolique et culturel.
Et il y a une différence fondamentale entre le besoin humain de repos, d’évasion, de rencontre… et le tourisme comme industrie. Et en bons humains faillibles que nous sommes, on peine à dissocier les deux. On peut avoir besoin de décrocher, sans pour autant participer à une machine qui broie la nature, les cultures et les individus.
C’est exactement ce que soulève le sociologue Rodolphe Christin dans Peut-on voyager encore? — un essai qui ne cherche pas à condamner, mais à mettre en lumière nos contradictions. Il décrit le tourisme comme une industrie du divertissement qui obéit aux pires logiques du capitalisme : accumulation, performance, consommation de l’ailleurs.
« Le voyage doit redevenir une expérience exceptionnelle, quelque chose qu’on ne fait pas chaque week-end. Il devrait marquer nos existences, mériter qu’on y consacre du temps, de l’énergie. » - Rodolphe Christin, sociologue
Dans un autre registre, mais avec une même lucidité, l’autrice Marie-Julie Gagnon s’interroge elle aussi dans Voyager mieux, est-ce vraiment possible?
Elle n’y propose pas de recettes miracles, mais ouvre un espace pour le doute et la nuance. Elle aborde le voyage non pas comme un plaisir coupable, mais comme un espace de tension entre désir et responsabilité. Elle invite à s’informer, à faire mieux — pas parfaitement, mais mieux.
Vers une nouvelle culture du voyage
On peut, bien sûr, continuer à voyager. Mais il faut peut-être apprendre à le faire autrement. Voyager moins surtout, mais aussi choisir des destinations plus proches. Si on va loin, explorer les environs plus longtemps. Privilégier les moyens de transport les moins polluants pour se rendre à destination, mais aussi une fois qu’on est rendu sur place.
Et surtout, il faut remettre en question ce que l’on cherche réellement dans le déplacement.
Est-ce la découverte? Le dépaysement? Le repos? Il est peut-être temps de reconnaître que beaucoup de ce qu’on va chercher dans le voyage pourrait se trouver près de la maison.
Comme le soulignait récemment Rodolphe Christin en entrevue :
« Partir en vacances est devenu un acte conformiste, un réflexe conditionné. On n’imagine même plus passer ses vacances chez soi. C’est à se demander si nos conditions de vie sont devenues si insupportables qu’on en vient à vouloir partir pour oublier le quotidien. »
Il ne s’agit donc pas de renoncer à tout, mais de réconcilier nos choix avec nos valeurs. De sortir du réflexe pour entrer dans l’intention.
Parler de voyage dans une perspective écologique ne devrait donc plus être tabou. C’est inconfortable, oui. Mais c’est nécessaire. Non pas pour se juger, ni pour juger les autres, mais pour amorcer un dialogue honnête.
Parce que dans un monde en crise, il n’y a plus de gestes neutres. Il n’y a que des choix. Et chacun d’eux mérite d’être réfléchi avec lucidité… et peut-être un peu d’amour du vivant.
Les deux lectures à découvrir
1. Peut-on voyager encore? (2025)
Rodolphe Christin
2. Voyager mieux, est-ce vraiment possible? (2023)
Marie-Julie Gagnon