Colleen Thorpe
Directrice générale
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Il est de bon ton dans les milieux politiques d’encenser Jean Garon, le ministre de l’Agriculture le plus connu de l’histoire récente du Québec et dont le legs a permis de nous doter collectivement d’une des législations les plus rigoureuses au monde en matière de protection du territoire agricole. Récemment, ce legs est pourtant mis à mal dans les milieux politiques.
Dans les années 1970, une époque où des milliers d’hectares de terres agricoles disparaissaient à la vitesse grand V sous le béton de l’étalement urbain, M. Garon a marqué les esprits en réussissant à convaincre le gouvernement de voter pour une loi phare : la Loi sur la protection du territoire agricole. Aujourd’hui, alors que l’on encense Jean Garon d’une main, on continue à bétonner et à détruire des terres agricoles de l’autre.
Malgré cette loi, l’histoire de l’aménagement du territoire au Québec est un long chapelet d’entorses et de tentatives pour affaiblir le territoire agricole. Depuis 1998, environ 57 000 hectares de terres cultivables ont été artificialisés : ce qui signifie qu’elles sont perdues à jamais. C’est l’équivalent de 12 terrains de football par jour depuis 25 ans !
Les gouvernements successifs sont eux-mêmes de grands « dézoneurs », souvent via des demandes de ministères pour des projets institutionnels, industriels, d’autoroutes, d’exploitation des ressources, etc. Mais le gouvernement actuel est-il cohérent avec sa propre loi et ses plus récentes orientations en aménagement du territoire ? Quelques exemples d’actualité montrent que non.
Une belle démonstration de cette incohérence est la situation des terres du projet Rabaska sur la Rive-Sud dans la région de Québec.
En 2007, le gouvernement a dézoné par décret 272 hectares de terres agricoles afin de permettre au défunt projet de port méthanier de Rabaska de voir le jour. Une entente conclue avec l’entreprise Rabaska prévoyait qu’en cas de non-réalisation du projet (ce qui est arrivé), l’entreprise ferait les démarches auprès du gouvernement pour réintégrer ces terres à la zone agricole. Or, le gouvernement a récemment amorcé des discussions pour se porter acquéreur des terres afin d’y réaliser du développement… industriel !
Ainsi rien, sauf le manque de volonté politique, ne semble empêcher le gouvernement de faire le bon choix. Le portrait actuel est décevant, mais tout n’est pas perdu, il est encore temps pour le gouvernement de faire preuve de cohérence et d’exemplarité dans ce dossier au moment où se tient une grande consultation nationale sur le territoire et les activités agricoles.
« Sortir la pépine »
Il semble qu’il y ait toujours, dans les instances gouvernementales et chez les promoteurs, ce que l’ex-ministre Monique Jérôme-Forget décrivait comme un empressement de « sortir la pépine » sans prendre le temps de se livrer à une planification territoriale adéquate. Il s’agit d’utiliser le territoire efficacement pour cesser de le gaspiller. La consolidation des milieux existants doit être la principale solution. Elle permettrait à des projets de s’implanter dans des zones urbaines ou industrielles exi stantes au lieu d’empiéter sur le territoire agricole.
Mais c’est toujours plus facile, et souvent moins cher, de dézoner. C’est toujours plus simple de sortir la pépine.
Que ce soit le stationnement de l’hôpital de Vaudreuil-Dorion ou encore les terres de Bécancour dézonées pour produire des batteries de Hummer électriques la même vision désuète et à court terme du développement est à l’oeuvre, empêtrée dans le carcan des habitudes.
Des terres agricoles et des milieux naturels en santé sont de puissantes solutions permettant de lutter et de s’adapter aux changements climatiques et à l’effondrement de la biodiversité. Les préserver est incontournable. L’idée de réduire les coûts en s’étalant sur des terres agricoles est une illusion : chaque dollar investi maintenant en adaptation aux changements climatiques entraîne des économies de 13 $ à 15 $ dans le futur. Penser que le développement a plus de valeur que la préservation de ces milieux, c’est ignorer sciemment les données probantes. Voilà un argument qui saura convaincre les plus pragmatiques qui savent compter dans les hauts lieux du pouvoir.
Au-delà des avantages comptables à long terme, c’est notre façon de concevoir les terres agricoles qu’il faut transformer. Il faut cesser de voir ces terres comme des espaces vides et sans valeur, en attente de développement. Nous devons plutôt porter sur elles un regard qui comprend leur valeur nourricière essentielle au développement des communautés.
Le gouvernement a toutes les bonnes raisons — et les pouvoirs — de préserver les terres qui nous nourrissent et de cesser de les bétonner. Il y a toujours une « bonne raison » de dézoner : c’est un moule qu’il faut absolument casser. Jean Garon avait commencé le travail, mais, plus que jamais, nous devons collectivement travailler à pérenniser et à protéger cette vision. Ces choix sont, en définitive, toujours une question de courage et de volonté politiques.
Cette lettre a d'abord été publié dans Le Devoir
Signataires de la lettre :
- Colleen Thorpe, directrice générale, Équiterre
- Martin Caron, président général de l’Union des producteurs agricoles
- Julie Bissonnette, président de la Fédération de la relève agricole du Québec
- Léon Bibeau-Mercier, président de la Coopérative pour l’agriculture de proximité écologique
- Christian Savard, directeur général de Vivre en Ville
- Hubert Lavallée, président du conseil d’administration de Protec-Terre
- Marcel Groleau, président de la Coalition Nourrir l’humanité durablement
- Myriam Thériault, coordonnatrice générale de Mères au front
- Thibault Renouf, directeur général de Arrivage - Circuits courts
- Judith Colombo, agronome et représentante du Collectif Récolte
- Pierre-Paul Sénéchal, président du Groupe d’initiatives et de recherches appliquées au milieu
- Thomas Bastien, directeur général de l’Association de santé publique du Québec