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Un texte par Ann Petersen-Anderson, Edith Smeesters et Merryl Hammond*.
Alors que le gouvernement du Québec publiait le mois dernier un projet de modification réglementaire au Code de gestion des pesticides, afin d’augmenter la liste de produits interdits, une pionnière de la lutte aux pesticides s’est éteinte, madame June Irwin.
Qui était June Irwin?
La Dre June Irwin est décédée le 22 juin 2017 à l’âge de 83 ans, laissant derrière elle un héritage durable à la cause environnementale. Elle a éveillé des consciences sur les dangers des pesticides et a sensibilisé toute une génération de citoyens au niveau local et international, qui ont mené à l’adoption de législations contre l'utilisation des pesticides dans les zones urbaines.
Mme Irwin était dermatologue à Pointe-Claire, Québec. Dans les années 80, elle a reçu de nombreux patients avec des problèmes de santé inquiétants. En tant que scientifique chevronnée, elle a commencé à envoyer des analyses de sang dans des laboratoires spécialisés aux États-Unis -à ses frais- et a effectué des recherches approfondies sur les résultats obtenus. June Irwin a rapidement fait le lien entre ces problèmes et l’usage de plus en plus répandu des pesticides sur les pelouses.
À l’époque, ses avertissements sur les effets toxiques des pesticides auprès des autorités médicales et gouvernementales sont cependant ignorés et l’usage des pesticides continue d’être considéré comme indispensable. « Lorsqu’on parle de l’utilisation des pesticides au Canada, nous sommes des cobayes. Et les données existantes ne sont pas conservées», s’exprimait-elle.
En 1985, s’appuyant sur les résultats de ses recherches, la Dr Irwin commence à écrire des lettres aux journaux, aux villes et aux autres niveaux de gouvernement, les incitant à bannir l’usage des pesticides. Elle se présente régulièrement aux séances du Conseil de sa municipalité, Hudson, pour leur demander d’interdire les pesticides.
June Irwin influence l’émergence d’un mouvement
Dre Irwin encourage les gens autour d’elle à agir. Par exemple, elle a poussé la communauté médicale à s’impliquer dans les problèmes environnementaux et le flambeau a été repris plus tard par l’Association Canadienne des médecins pour l’environnement. Plusieurs citoyens se lèvent aussi pour relayer l’information, comme le Pesticide task force de Esther Goldenberg qui réunit des scientifiques de McGill dans sa maison de Westmount pour les sensibiliser à l’impact des pesticides sur les animaux domestiques et les enfants. Un groupe de dames respectables du West-Island (les Raging Grannies) apparaissent dans les événements publics avec des slogans et chansons anti-pesticides. À Baie-D’Urfé, Merryl Hammond met sur pieds un organisme national : Citizens for Alternatives to Pesticides (CAP). Simultanément, la biologiste Edith Smeesters constitue Nature-Action en 1986 avec un groupe de citoyens de Saint-Bruno-de-Montarville. Le journaliste Mike Christie d’Ottawa, collecte une énorme documentation sur les pesticides qui est régulièrement mise à jour et retransmise à une longue liste de courriels. Au début des années 90 un jeune garçon de 9 ans (Jean-Dominique Lévesque-René), atteint de lymphome non-hodgkinien, fait les manchettes en se présentant au Conseil municipal de l’île Bizard pour demander l’interdiction des pesticides. Encouragé par June Irwin, Jean-Dominique a remporté plusieurs honneurs pour ses actions de sensibilisation en santé environnementale.
Les Raging Grannies devant le Parlement à Ottawa.
Croissance du mouvement, première réglementations municipales et poursuites judiciaires
En 1991, les efforts de la Dre June Irwin portent fruits à Hudson. Sa municipalité adopte le règlement 270, sous la gouvernance du maire Michael Elliott, pour interdire l’utilisation de pesticides à des fins non-essentielles sur les terrains résidentiels et publics. C’est une première initiative qui sera reprise par plusieurs autres municipalités, sous la pression des citoyens inquiets.
En 1993, deux compagnies d’entretien de pelouses, Chemlawn and Spraytech, entament une poursuite contre la ville d’Hudson pour contester le règlement et tenter de freiner les règlementations qui se répandent. La municipalité gagne en cour par deux fois et la cause est portée devant la Cour Suprême.
C’est alors que le Sierra Club Legal Defense Fund (maintenant Earthjustice Legal Defense Fund) engage les avocats Jerry De Marco et Stewart Elgie pour défendre cette cause si importante pour la santé publique et l’environnement. Les témoins de la partie intervenante étaient le World Wildlife Fund Canada, la Fédération Canadienne des Municipalités et Nature-Action Québec. Les trois organismes se sont unis avec Maître Elgie afin d’étoffer son argumentaire pour défendre les droits de la municipalité et en faire un exemple.
La question des pesticides en milieu urbain commence alors à éveiller beaucoup d’attention et la biologiste Edith Smeesters juge que le moment est venu de créer un organisme provincial bilingue pour unir les efforts et les informations afin d’obtenir un règlement provincial. Avec la permission de Merryl Hammond elle reprend l’acronyme CAP pour le rendre bilingue et crée la Coalition pour les alternatives aux pesticides (réunissant en 1999 tous les groupes de sensibilisation qui travaillaient déjà de près ou de loin sur les pesticides. La CAP rassemble une abondante documentation scientifique et médicale (incluant celle de June Irwin et de Mike Christie), diffuse des alternatives aux pesticides en milieu urbain, organise des campagnes de sensibilisation à l’échelle provinciale et participe à des tables de concertation avec la Santé publique, le Ministère de l’environnement et les professionnels de l’horticulture ornementale. André Boisclair, alors Ministre de l’Environnement du Québec, prend les choses en main mais attend le jugement de la Cour Suprême avant d’agir.
VICTOIRE en cour suprême!
En juin 2001, la Cour Suprême est unanime et donne raison à la municipalité au droit de règlementer. Stewart Elgie convainc les juges en vertu du « principe de précaution ». Ce jugement fait jurisprudence, protégeant ainsi la santé humaine et l’environnement malgré les incertitudes scientifiques. Ce jugement ouvre aussi la porte à de nombreuses municipalités qui souhaitent aussi passer des règlements contre l’usage de pesticides à des fins esthétiques. “The Mouse that Roared” (la souris qui rugit, traduction libre) était le titre d’un des articles au sujet de ce jugement historique en Amérique du Nord.
La Dre Irwin déclarait alors : « Les pesticides utilisés sur les pelouses sont un exemple de ces gens qui empoisonnent leurs voisins, probablement pas en pleine connaissance de cause. Ces substances sont terriblement toxiques et pourtant, on dirait que c’était la loi du silence. Je suis heureuse que nous ayons réussi, à un certain point, à briser ce silence et à transmettre un message. »
Le Code de gestion des pesticides du Québec : une première en Amérique du Nord
En avril 2003, le gouvernement provincial a déposé le Code de gestion des pesticides du Québec, interdisant l’usage d’une vingtaine de substances actives sur les pelouses publiques. En 2006, cet interdiction est étendue aux terrains privés et la vente de ces pesticides est interdite.
En 2009, l’Ontario a passé un règlement beaucoup plus sévère bannissant l’usage et la vente de 90 pesticides sur les terrains publics et privés, grâce au support d’Equiterre et de la Fondation David Suzuki. En fait, plus de 200 municipalités ont maintenant adopté des règlements sur l’utilisation des pesticides à des fins esthétiques et toutes les provinces canadiennes, à l’exception de deux, ont aussi adopté des règlements.
Des impacts ressentis jusqu’aux États-Unis
En 2009, Paul Tukey, un américain du Maine qui avait converti sa compagnie d’entretien de pelouses pour adopter des mesures écologiques à la suite de problèmes de santé graves, a lancé son film A Chemical Reaction en première mondiale à Hudson. Ce film raconte la bataille de June Irwin pour bannir les pesticides et les problèmes rencontrés aux États-Unis pour faire de même. Tukey a présenté la Dr June Irwin comme une vedette internationale pour « avoir réussi à sensibiliser le monde au danger des pesticides de pelouses et de leurs effets sur la santé ». « Cette femme a vraiment été un catalyseur dans ce mouvement et il ne fait aucun doute qu’elle était la première à mettre publiquement ce sujet sur la table », s’est-il exprimé à son égard.
Le 6 mai 2011 est alors proposé alors comme Journée de sensibilisation sur l’usage des pesticides à des fins esthétiques, en l’honneur du rôle de la Dr June Irwin dans l’interdiction de pesticides et de l’adoption du premier règlement en Amérique du Nord.
June Irwin a toujours rejeté les félicitations en disant que tout cela résultait d’un effort collectif et insistait sur le fait de rester vigilants. Selon elle, « cela peut toujours revenir en arrière »!
La Dr June Irwin (4e à gauche), lors du lancement du film de Paul Tukey (au centre). Soulignons la présence de la juge en chef de la Cour suprême Claire L’Heureux-Dubé, 3e à gauche.
Pour plus d’informations :
Edith Smeesters : 450-292-0547, edithsmeesters@gmail.com
Merryl Hammond : 514-457-4347, m.hammond@mac.com
Références:
- “Mouse that Roared: Agenda Setting in Canadian Pesticide Politics” par Sarah Pralle
- Videos sur June Irwin
- http://bit.ly/2vZjvhh
- http://bit.ly/2weVceI - Décision de la Cour suprême
- Letter par June Irwin
- "How one doctor fought giant pesticide company and won"
*À propos des auteures :
Cet hommage posthume au Dr June Irwin a été rédigé par Ann Petersen-Anderson, membre du Collectif Alimentaire de Hudson. Il a été révisé par deux autres pionnières de la lutte contre les pesticides, Edith Smeesters et Merryl Hammond. La première est une biologiste qui a joué un rôle clé dans l’obtention du Code de gestion des pesticides du Québec (également conférencière sur la thématique des alternatives aux pesticides pour Équiterre), alors que la deuxième est PhD en santé communautaire, fondatrice de Citizens for Alternatives to Pesticides (CAP) à Baie-D’Urfé.